Ce site dédié à l'oeuvre de Charles JULIET est un espace de documentation subjective et de rencontre entre ses Lecteurs et l'Association "La Cause des Causeuses", avec son accord, les principaux événements concernant son actualité éditoriale et ses rencontres publiques y ont été évoqués. Suite à son décès le 28 Juillet 2024, ce site est désormais consacré à la mise en valeur de son oeuvre.
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    L'AUTRE FAIM Charles JULIET
 

 

25 Février (1992)

    Mort de mon père.

27 Février

    Reçu deux premiers exemplaires de Dans la lumière des saisons.

28 Février

    Obsèques de mon père.

5 mars

                Hier au soir, projection privée de L’Année de l’éveil pour les directeurs de chaînes et des personnalités de la télévision. Une cinquantaine de personnes. Je ne sais trop ce que j’ai vu de ce film, et à ce jour, je suis sans doute le dernier à pouvoir en parler. Quelle bizarre émotion j’ai éprouvée à voir se dérouler sur l’écran une histoire censée raconter mon histoire, alors que bien évidemment les visages, personnes, lieux que je voyais paraître n’avaient rien de commun avec ceux que je retrouve en moi.

                La projection achevée, j’ai vite perçu que les compliments de circonstance adressés au réalisateur et aux producteurs cachaient mal une déception. Cette déception était aussi la mienne, mais je ne peux encore en analyser les causes. Néanmoins, j’ai vite compris que la fin, inventée par les scénaristes, est une grossière erreur. Autres personnages (les jeunes garçons sont devenus des adultes, et ce ne sont pus des enfants de troupe mais des soldats), autres lieux (l’Indochine ; une guinguette près de la mer), autre histoire. Épilogue peu vraisemblable auquel on n’a pas le temps d’adhérer et qui casse l’émotion qu’on a ressentie pendant une bonne partie du film.

                Enfin, on peut dire aussi, me semble-t-il que la musique est trop présente.

 

7 mars

                Dans Lire ce mois, Pierre Assouline publie une enquête sur les écrivains et la dépression, et j’ai eu l’énorme surprise de voir que j’étais l’un de ceux dont il parlait. Si incroyable que ce soit, ce qu’il dit de moi m’a fait découvrir cette évidence : pendant une vingtaine d’années, j’ai traversé une grave dépression. Or ce mot ne m’avait jamais effleuré l’esprit. Pour la simple raison que j’ai vécu dans le plus total déni de ce qu’il signifiait. Eviter de me l’appliquer, c’était bien sûr une manière de me protéger, de refuser d’admettre que je souffrais, que je ne maîtrisais plus ma vie.

                Durant ces années sombres, il ne m’est jamais venu à l’idée que j’aurais pu aller consulter un médecin ou un thérapeute. À cette époque, j’avais des œillères. Ma passion pour l’écriture, pour la littérature, m’empêchait de tourner mon regard vers autre chose. De plus, en abandonnant mes études de médecine et en fondant mon existence sur l’écriture, tout se passait comme si je m’étais jeté à l’eau sans savoir nager. Dans ma conception des choses, je ne devais compter que sur moi pour ne pas me laisser engloutir. Demander de l’aide m’aurait paru trahir ce à quoi j’avais souscrit en m’engageant dans cette aventure, paru me soustraire au combat qu’il me fallait mener. Bien sûr, pendant ces années, il m’aurait été impossible de formuler ce que je viens d’écrire. Ce que je dis là, je ne le vivais pas autrement que comme une résistance massive à ce qui voulait me submerger.

                Encore maintenant, il m’arrive de penser avec effroi à ces matins où je n’avais pas la force de me lever, de m’habiller. Et comment faire acte de volonté quand on est à ce point épuisé ? Quand la journée qui commence va demander un effort qu’on ne se sent pas capable de fournir ?

                Cette dépression avait plusieurs causes. Je présume aujourd’hui que la plus importante provenait de ma petite enfance et de certains événements dont je ne veux pas parler.

                À cela se sont ajoutées mes huit années d’enfant de troupe. Je n’ai pas à affecter celles-ci d’un signe négatif, mais il est certain qu’elles m’ont marqué et que j’ai été long à me libérer de leur empreinte. Enfin il y avait le cauchemar de l’écriture. Je voulais écrire et je ne le pouvais pas. J’avais conscience de mes handicaps, de mon manque d’énergie, et je me voyais comme un raté. Une situation sans issue. Un désespoir contre lequel je ne pouvais lutter.

                Pourtant, et c’est difficile à admettre, en dépit de mon marasme, des doutes qui me rongeaient, de la haine que je me portais, j’avais une sorte de foi. Et curieusement, inexplicablement, cette foi, elle n’était pas atteinte par ce qui aurait dû la saper. En fait, j’avais et j’ai une très haute idée de l’art. Et cette idée, elle m’a constamment guidé et puissamment soutenu.

                Il n’empêche que, encore maintenant, je me demande comment j’ai pu ne pas m’effondrer. Je me souviens notamment avec précision de ce soir où, pour ne plus souffrir, j’avais résolu de me couper du monde, de ne plus me laisser approcher, de ne plus rien ressentir, j’ai vraiment failli à jamais m’absenter.

                Où est notre liberté ? Cette épreuve, je n’ai pas choisi de la vivre. Et si j’ai pu la faire tourner à mon avantage, c’est parce que les moyens m’en ont été donnés. Pour cette raison, je sais que je n’ai pas à me prévaloir  d’avoir vaincu le dragon et trouvé l’issue du labyrinthe.

[…]

15 mars

                Écrire, c’est départiculariser l’individuel et le réenfouir dans cette part commune à tous où il a ses racines et dont il s’était écarté.

20 mars

                J’ai revu le film (l’Année de l’éveil). Je peux dire aujourd’hui pourquoi j’i été déçu.

                L’histoire d’amour du jeune garçon avec la femme de son chef est escamotée. Or elle est une composante essentielle du récit Alors que François dort, quand cette femme s’étend sur lui, on est choqué. Rien ne laissait prévoir cette scène. D’ailleurs, pourquoi une actrice italienne ? Elle introduit forcément une note fausse. De surcroît, elle est trop jeune pour le rôle et elle n’a pas grande sensibilité.

                Lorsque les anciens font une descente chez les bleus et renversent les lits, où lorsqu’ils obligent l’un des bleus à monter l’escalier à genoux en le précipitant brutalement contre les marches, ces scènes sont accompagnées de force cris, alors que tout se passait clandestinement, en silence. En outre, au lieu de faire hurler ce jeune il eût mieux valu qu’il n’exprime rien. Une violence froide et une victime tellement terrorisée qu’elle ne peut crier, auraient été d’un effet bien supérieur.

                La fin n’est pas crédible. Elle est ce happy end qui relève du vieux cinéma et elle ne saurait satisfaire le public actuel. Je me demande comment des professionnels du cinéma ont pu commettre une erreur aussi grave. De plus, cette séquence est mal filmée, et Galène en train de mourir ne peut demander à qui était destinée cette lettre que celui-ci avait dictée des années plus tôt.

                Si j’avais participé à l’écriture du scénario, j’aurais pu éviter les erreurs commises et apporter quelques idées. Mais tout s’est passé en dehors de moi. On a craint sans doute que je refuse de voir triturer mon récit et que je sois un emmerdeur. Mais je n’aurais absolument pas eu ce genre de comportement. Je sais fort bien que lorsqu’on tire  un scénario d’un roman, on ne peut garder de celui-ci que  les passages susceptibles d’être traduits en images. Par voie de conséquence, il faut modifier l’intrigue, et redéfinir les personnages, les rapports qu’ils auront. Cela, je le sais. Quelles que soient les coupures qu’on fait subir au livre, l’important est de ne pas en trahir l’esprit.

                Ce film qui aurait pu être plus fort, plus âpre, est simplement un film honnête. Je le vois comme une belle occasion gâchée.

                Tout de même, un point positif : la révélation de Grégoire Colin

22 mars

Un A.E.T * qui est journaliste m’écrit au sujet de L’Année de l’éveil :

« J’ai vu un film mouillé de larmes, mouillé d’apitoiement, mouillé de bons mots, de situations attendrissantes, un film fondant, un film caramel. Tout est faux […] Trop de silex ont été émoussés […]. D’un livre au « cœur pur », on a fait un film bien de chez nous, bien de notre époque, aussi doucereuse que cruelle en profondeur. »

[…]

2 avril

Écrire comme on se confie. Sans rien calculer, sans chercher à se protéger, sans chercher à prouver quoi que ce soit. Sans craindre qu’on vous juge, qu’on mésinterprète ce que vous avez dit. Sans craindre que ce que vous avez écrit soit un jour utilisé contre vous. Sans craindre les réactions de ceux qui vous supposent leurs roueries, leurs petites stratégies, leurs ambitions.

                Être dans cet état de nudité où rien ne viendra corrompre la parole qui veut se dire, les mots qui vont s’écrire. Avoir l’obsession d’être vrai, de restituer tel quel ce qui est perçu, ce que murmure la voix.

[…]

 

 

 

 CHARLES JULIET, Journal V,  L'AUTRE FAIM,

P.O.L., p.168 - 175

 

 

* A.E.T = Ancien Enfant de Troupe

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